Requiem pour la politique d'équilibre régional

Publié le par Pat Rifoe

Les députés camerounais par la bouche des honorables Banadzem Lucas et Ndi François ont émis le vœux de voir les quotas être appliqués pour le recrutement des 25 000.Il est rare pour ne pas le noter d'observer ainsi que le RDPC et le SDF se retrouvent dans une analyse. Leur revendication peut paraître légitime si on sait que le gouvernement prétend depuis le lancement de cette campagne de recrutement mettre l'accent sur des critères objectifs. Pourtant l'équilibre régional est un principe régissant l'admission à la fonction publique au Cameroun. Cette sortie dans l'hémicycle n' a pas suscité de réaction particulière. Elle remet pourtant au goût du jour le débat sur l'équilibre régional comme principe d'accès à la fonction publique et aux responsabilités administratives et politiques. Au delà du recrutement des 25 000,il importe de se demander si ce principe doit être maintenu ? Nous allons revenir sur cette politique mise en place au plan formel à la fin du régime Ahidjo en montrant qu'elle n'a en réalité jamais été appliquée. De plus, nous démontrerons que les fondements démographiques ayant présidé à sa mise en place étaient biaisés et qu'il aurait fallu dans l'hypothèse d'une application intelligente revenir sur ces principes. Au final,nous montrons que le principe bien qu'animé par un louable dessein explique pour une large part le déclin de l'administration camerounaise par la représentation qu'il implique et les pratiques sur lesquelles il ouvre. Nous proposons de revenir sur des dispositifs amont pour assurer la justice sociale et maintenir l'égalité des chances entre candidats quelque soit leur origine ethnique.

L'équilibre régional au prisme de la réglementation

L'équilibre régional est longtemps resté une pratique informelle. C'est à la fin du régime Ahidjo qu'il connaît une institutionnalisation juridique. Il est formalisé par le décret n°82/407  du 07 septembre 1982, et par l'arrêté n°010467/MFP/DC du 04 octobre 1982.Cette arrêté signé par le ministre de la fonction publique dispose que :

Article 1 - Le présent arrêté fixe en application les dispositions du décret n° 82/407 du 7 Septembre 1982 susvisé, les quotas de places réservées aux originaires de chaque province ainsi qu'aux anciens militaires sans distinction d'origine, candidats aux concours administratifs d'entrée aux différentes catégories de la Fonction publique et aux concours donnant accès aux établissements nationaux de formation.

Article 2 - Compte tenu de l'importance démographique et du taux de scolarisation de chaque province, les quotas de places réservés aux candidats originaires de chacune d'elles ainsi qu'aux anciens militaires, sont arrêtés comme suit :

Province du Centre Sud : 19 % 

Province de l'Est : 4%

Province du Littoral : 12 %

Province du Nord : 30 %

Province du Nord-ouest : 13 %

Province du Sud Ouest : 8%

Anciens Militaires : 2%

Ce qui apparaît de prime abord c'est qu'il s'agit d'une répartition par province. Cette répartition n'est à priori pas ethnique . Cependant,le décret stipule plus loin que cette répartition est fondée sur la province d'origine des candidats. Il précise  (article 56,alinéa 4) qu' « est considéré comme province d'origine du candidat,la province dont ses parents légitimes sont originaires. »

La répartition des individus par province telle qu'elle apparaît dans l'arrêté est le fruit du recensement de 1976 comme l'a montré Patrick Gubry[i] ,il y a une quasi identité entre la population estimée dans les différentes provinces d'alors et le pourcentage dévolu à chaque province dans l'arrêté comme le montre le tableau suivant.

 

Province 1976

Quotas définis par l'arrêté du 04/10/1982

Population selon le lieu de résidence

RGPH* 1976

Population selon le lieu de naissance

RGPH*

Centre-sud

19

19,5

20,2

Est

4

4,8

4,7

Littoral

12

11,8

8,7

Nord

30

29,4

29,2

Nord-ouest

12

12,8

11,5

Ouest

13

13,6

17,3

Sud-ouest

8

8,1

6,8

Anciens militaires

2

-

-

Total

100

100

100

Recensement général de la population et de l'habitat

Repris et modifié de Patrick Gubry,1995.

 

A l'analyse,il apparaît que le critère de la province d'origine qui est pourtant avancé dans l'arrêté signé n'est pas celui pris en compte dans la répartition. Sinon comment expliquer que l'Ouest se retrouve avec 13% du quota pour une population dont le pourcentage est supérieur à 17 % de la population totale. On pourrait en dire de même du Littoral à qui il est concédé 12 % pour une population estimée à 8,7 % de la population totale.

Il y a un biais originel pourrait-on dire dans la mise en place du principe en ce qu'il lèse originellement des « ayant droits ».

Biais originel et inapplicabilité de principe

Ce biais originel dans la répartition des places se double d'une difficulté d'application qui nous fait dire que l'équilibre régional n'a en pratique jamais été appliqué. En effet,tout se passe comme si la référence ethnique qui est avancée se confond avec le découpage administratif que la province constitue. Comme le rappelle fort justement Saibou Issa « En pratique,cette politique ne tint compte ni de la représentation ethnique,ni de l’équilibre intra-régional c'est à dire d'une répartition équitable des postes politiques et administratifs permettant de diviser le quota provincial entre toute les communautés locales. »[ii] Il eut fallu pour prétendre faire respecter la référence à l'ethnie produire une segmentation du quota à l'intérieur de chaque province afin que la diversité ethnique dont regorge le Cameroun soit présente dans les rouages de l'administration. Or,il suffit de regarder les résultats des concours pour constater que les places dévolues à chaque province(aujourd'hui région) sont monopolisées par des groupes dominants tandis que certains groupes minoritaires sont absents. Le cas des pygmées est symptomatique de cet état de fait. Ils n'émargent nulle part dans l'administration,ce qui conduit à interroger les fondements de la mise en place de cette politique de promotion. D'autre part,la répartition des places,qu'elle soit indexée à l'origine où à la résidence est une variable qui pour coller au rapport de force démographique aurait dû évoluer en fonction des fluctuations de cette variable explicative de sorte qu'aujourd'hui,on n'aurait pas une répartition identique à celle mise en place alors.

Quels étaient pour mémoire les fondements de cette politique ?

Les fondements de la politique de l'équilibre régional

On peut sans vocation à l'exhaustivité évoquer deux arguments avancés pour mettre en avant et perpétuer la politique de l'équilibre régional. Un argument politique repris par Saibou Issa qui consiste à considérer que la consolidation de l'unité nationale était un enjeu qui inclinait à inclure dans le jeu politico-administratif de la nation en construction les représentants de toutes les sensibilités ethniques afin de minorer toute tendance centrifuge. Cette politique se posait ainsi en instrument de consolidation de l'unité nationale.

Le second argument avancé est un argument de justice sociale consistant à favoriser l'émergence d'élites au delà des populations au sein desquelles l'éducation s'était rapidement institutionnalisée. En effet,le Nord,l'Est apparaissaient comme marqués par un retard du point de vue éducatif. Il eut été difficile de faire émerger des élites politiques et administratives dans ces régions sans garantir la permanence d'un recrutement pour leurs ressortissants. La référence au ''taux de scolarisation'' s'éclaire par cet argument.

Cette politique est du reste défendue par des intellectuels comme Njoh Mouelle, des hommes politiques intègre de la trempe de Garga Haman Adji. Les enjeux étaient forts,la volonté louable,mais à la vérité,cette politique doit être abandonnée. Ses effets pervers et les nouveaux enjeux ne permettent pas de maintenir un principe biaisé dans ses fondements  et ayant donné lieu à une application partiale  comme nous l'avons souligné plus haut.

De l'équilibre régional au gâteau national

Il est pour le moins surprenant que Njoh Mouelle,défenseur de l'équilibre régional dans ses écrits,et sur les plateaux de télévision[iii] comme dans cette interview face à Ibrahim Chérif lors de laquelle il déclare : «  j'avais déjà écrit ce qui suit dans " Député de la nation ", page 157 : " Que faire face à ce redoutable problème ? Dans un pays qui compte plus de deux cents tribus comme le Cameroun, il a semblé, dès le départ et sous le président Ahmadou Ahidjo, que le principe des quotas et la doctrine du développement régionalement équilibré étaient la voie à suivre. Elle a été suivie avec plus ou moins de rigueur. Elle a été critiquée par ceux qui considéraient et considèrent encore peut-être toujours qu'elle comportait en elle-même une certaine injustice, et induisait plutôt un nivellement par le bas au lieu d'une promotion des meilleurs. Ceux-là semblaient dire qu'il fallait laisser les plus avancés continuer de creuser leur avance et les plus attardés continuer de s'attarder…à l'arrière-train ! Je ne pense pas que c’eut été une politique garantissant la paix sociale et l'unité du pays. " » s'émeuve de ce que les fêtes de réjouissances et autres manifestations de remerciements au chef de l’État se généralisent à la moindre promotion d'une élite locale. « Le phénomène n'a fait que s'intensifier année après année,concède-t-il, : quand on vient de bénéficier d'une nomination à un poste de responsabilité jugé important ( chef de service, directeur, secrétaire général de ministère, ministre, etc. ) on rentre dans son village organiser une grosse fête à laquelle on invite toute la nation par le biais de la télévision d’État ! le dicton répété ça et là proclame que l'enfant du pays parti à la chasse et ayant attrapé un gros gibier se doit de rentrer auprès des siens partager le gibier avec eux. Deux observations viennent à l'esprit :

1°) Il est indécent d'imposer à tous les concitoyens à travers la télévision nationale, des réjouissances tapageuses et privées dont l'indécence éclate en ceci que les fêtards n'ont aucune pensée pour ceux dont les villages ou les départements n'ont peut-être jamais eu la faveur de voir l'un des leurs nommés à l'une quelconque de ces hautes fonctions.

2°) l'idée selon laquelle la nomination à un poste de responsabilité est une sorte de chasse fructueuse s'inscrit dans la logique de la politique du ventre qui fait considérer tout poste de responsabilité comme un gisement et un gisement privé, une part de gâteau qu'on vous donne. Une vision des choses qui explique le très haut degré de corruption qui affecte le fonctionnement de notre administration. Une administration soi- disant publique mais qui n'a plus rien de public. Le sens de l'intérêt général et du service public est complètement perdu de vue et il est temps de faire quelque chose pour se ressaisir. Ce sont des pratiques qu'il faut stopper. »

Nous nous serions attendus à ce que le philosophe fasse un lien ou à tout le moins le rapprochement entre la politique de l'équilibre régional et cette représentation du Cameroun comme une vaste mangeoire. Comment pense-t-il stopper ces pratiques qui sont un symptôme ? A la vérité,le philosophe ferait un bien piètre médecin ! Il est tout à fait logique que des populations qui se savent attablées à un  festin remercient le maître des lieux qui a eu la gentillesse de les y convier.

Du côté des promus,il y a cette représentation de l'originaire impliquant la référence non pas à la compétence,mais à la localité,à l'ethnie. Ce qui implique des conflits de leadership pour pouvoir se positionner comme le représentant légitime de son ethnie à la mangeoire. On est  loin,très loin de toute idée d'intérêt général comme aiguillon de l'action publique.

Pourquoi faut-il en finir avec la politique de l'équilibre régional ?

Il faut en finir avec l'équilibre régional. Plusieurs éléments pointent ainsi vers cette conclusion. Qu'elle ait été conçue pour consolider l'unité de la nation naissante,qu'elle fut une sorte d'action en faveur de la justice sociale sont des éléments qui n'occultent en rien  son biais originel. Il y a eu confusion entre la répartition par province de résidence et  celle par province d'origine dans la définition même des quotas. De ce fait comme le rappelle Patrick Gubry,les provinces d'émigration ont été favorisées au détriment des provinces d'immigration. De plus,la politique semble poser des problèmes réels quant à une application pratique,ce qui conduit à une sur-représentation des certaines ethnies  dans les provinces au détriment des groupes minoritaires. Certains groupes comme les pygmées sont totalement absents de la cartographie des élites politico-administratives au Cameroun.

Les enjeux auxquels le Cameroun est aujourd'hui confronté nécessitent que cette politique soit délaissée. Il faut revenir à la compétence et au mérite comme fondements de l'accès aux responsabilités. Il faut abroger le décret instituant l'équilibre régional. Le fait est que par le fait de l'équilibre régional,il est possible qu'un individu parce qu'originaire de l'Est,soit admis à l'ENAM avec 6 de moyenne au concours,alors qu'un autre candidat parce que originaire du Centre sera recalé avec une note de 13.Ce qui signifie que des individus passablement incompétents,sont appelés à endosser des responsabilités auxquelles leur incompétence naturelle ne leur  permet pas de prétendre. Le Cameroun se tire ainsi pour parler trivialement une balle dans le pied. A force de vouloir-si tant est que ce soit le cas- s'en tenir à cette politique,c'est la capacité de l’État dans la qualité de ses serviteurs qui est hypothéquée. C'est rajouter à la rationalité limitée de nos décideurs une compétence hasardeuse pour ne pas dire inexistante. On s'étonne aujourd'hui de la septicémie que constituent la corruption,le clientélisme dans les modes de faire de nos fonctionnaires. Il est logique que ces individus,qui ont le mérite à géométrie variable ne se sentent pas redevables à la nation,qu'ils soient dépourvus de toute éthique de la responsabilité et que leur inclination naturelle soient l'enrichissement personnel. Leur défaut de compétence,leur refus du mérite peuvent faire penser qu'il s'agit là,d'un trait sur un portrait logique.

Aujourd'hui ,on parle d'émergence à l'horizon 2035.Comment peut-on tenir un ambitieux programme comme celui qui est proposé avec des dirigeants à l'incompétence avérée?Il est difficile de penser qu'au prix d'une formation bi-annuelle dans nos écoles nonobstant leur qualité(celle des écoles) cette incompétence soit gommée. Il s'agit d'une formation terminale qui pèse très peu de chose sur les habitus acquis durant les années de collège et d'université.

Si donc il faut abroger cette pratique consistant à équilibrer régionalement la représentativité ethnique dans notre administration au prix de sa compétitivité,ne courre-t-on pas le risque de voir disparaître de la cartographie des administrateurs camerounais certaines ethnies ?

Proposition de dispositif de substitution amont

Pour nous,la solution de l'équilibre régional comme dispositif visant à assurer la justice sociale est une mauvaise solution à un problème réel. Il ne s'agit pas comme le prétend Njoh Mouelle de laisser les attardés continuer à s'enfoncer,tandis que ceux qui ont pris de l'avance creuseront leur avantage. Mais,il ne peut s'agir de tirer vers le bas l'ensemble au motif que certains seraient très ou trop avancés. Ce qu'il faut, c'est résorber progressivement l'écart existant. Cette résorption ne saurait prendre place dans les conditions des concours tels que l'ENAM et autre. S'il est important d'agir pour limiter les inégalités,il est vital pour l’État du Cameroun et sa fonction publique de prôner une excellence qui soit l'horizon de tous,et pas simplement de certains. Concrètement,cela implique d'agir en amont de la formation des individus qui aujourd'hui bénéficient de la dimension justice sociale de  l'équilibre régional. Il peut être envisagé des classes préparatoires pour ces individus. Des classes préparatoires au sortir desquelles ils feraient acte de candidature aux concours qu'ils prétendent faire. Ce dispositif amont constituerait la véritable mesure de justice sociale. Il permettrait d'éviter l'iniquité consistant à permettre à des incompétents d'écumer nos écoles de formations au détriment des plus méritants,tout en garantissant les conditions d'une participation efficiente de ceux qui sont handicapés par la scolarisation de leur région. Le mérite restant alors le juge de paix d'une saine compétition entre fils et filles du Cameroun.

D'autres dispositifs peuvent être mis en place,comme on l'a observé en France notamment avec la mise en place de dispositif permettant à des minorités,ou des élèves issus des ZEP(zone d'éducation prioritaire) de pouvoir intégrer Science po.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[i]    Patrick Gubry, « Recensement et démocratie »,in Clins d’œil de démographes à l'Afrique et à Michel François,Documents et manuels du CEPED n-2,1995

[ii]          Saï Bou Issa, « Arithmétique ethnique et compétition politique entre Kotoko et Arabe Choa dans le contexte de l'ouverture démocratique au Cameroun »,Afrika Spectrum 40 (2005) 2:197-220,Institut für Africa-Kunde,Hamburg

[iii]   Ebenezer Njoh Mouelle ,Député de la nation, Presses de l'UCAC Yaoundé 2002

Publié dans Penser le Cameroun

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D
<br /> <br /> Un raccourci s'est glissé dans la réflexion: 2°) l'idée selon laquelle la<br /> nomination à un poste de responsabilité est une sorte de chasse fructueuse (...) une part de gâteau qu'on vous donne= la nomination peut aussi être vu comme le couronnement de l'excellence et un<br /> encouragement !! Naturellement, la vérité est toujours fonction du postulat<br /> <br /> <br /> Néanmoins, je crois qu'il y a une donnée que l'on tend d'autant plus à oublier: c'est<br /> que cet équilibre qui est censé promouvoir les élites régionales dans le melting pot de l'administration, alors qu'il contribue aussi ethnicisme participant à n'aider in fine que ses co-tribaux ;<br /> fissure le ciment National et freine la Construction de son Projet au sens Renanien (celui que je préfère et préconise), pour satisfaire des formes discriminatoires de satisfaction du<br /> travail.<br /> <br /> <br /> en définitive, je +1 sur la solution classes préparatoires mais surtout il serait bon<br /> d'abord!! de faire que les attardés rattrappent leur retard en faisant venir les écoles normales de formation des enseignants à eux et non l'inverse!!<br /> <br /> <br /> -1: vous avez omis de préciser les dérives de cette politique absurde dans un domaine<br /> de la vie qui est spécialement idiot: il est dit que même dans le cas de la prime aux meilleurs étudiants (les 50.000?) cette notion revient; c'est donc à se demander pourquoi et surtout comment<br /> une administration qui est censée unir dès la base fait plutôt le contraire pour prétendre unir au sommet !<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Cordialement.<br /> <br /> <br /> <br />
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